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Il y a des lieux qui n’existent plus, et pourtant, ils n’ont jamais vraiment cessé d’être là. Ils flottent dans nos mémoires comme le parfum d’une infusion oubliée, entre les rayonnages d’un passé qui sent bon la lavande, le romarin, et ce petit rien d’absinthe qui fait tourner les têtes et les souvenirs.

Le mien, jadis, se tenait à mi-chemin entre le Sud et le Nord. Un lieu improbable, presque invisible aux cartes, mais bien réel. Entre tiers-lieu et simple boutique — un concept store, comme on dirait aujourd’hui. À l’époque, je n’en maîtrisais pas encore tous les contours, mais j’en pressentais déjà les promesses. J’ai toujours eu cette inclination : penser un peu plus loin… parfois un peu trop tôt.

On y trouvait des savons de Provence, des senteurs méridionales, des tartinables solaires, quelques bouteilles d’absinthe — car le Sud, voyez-vous, aime les élixirs autant que les récits.
Et puis, il y avait le thé. Une cinquantaine de références. Une cartographie d’arômes en attente d’eau frémissante. Le thé n’était pas un produit : c’était un geste, une ponctuation dans le rythme du monde. Une invitation à la lenteur.

Le moment du thé n’appelait ni bruit ni distraction. Juste le frémissement de l’eau, l’ouverture des feuilles, le trouble léger dans la porcelaine claire. Il suffisait d’une première gorgée pour que le monde ralentisse, qu’une brume bienveillante s’installe entre le dedans et le dehors.

Chaque thé avait son rythme.
Les thés verts demandaient précision et vigilance : un frisson à 70 °C, deux minutes à peine, pas plus;
Les thés noirs, eux, appelaient la patience, une chaleur plus franche, un peu plus longue, comme un matin d’automne que l’on ne veut pas quitter;
Le oolong hésitait entre deux mondes. L’infusion y devenait dialogue;
Et les infusions, sans théine, se prenaient le luxe de durer : comme les soirs sans urgence.

Ainsi, boire du thé, c’était apprendre à faire attention au temps juste. Ni trop, ni trop peu.
Un art discret, mais fondamental. Une manière de vivre.

C’est en octobre 2011, à l’Hospice d’Havré de Tourcoing, que j’ai croisé Valérie Douniaux. Elle exposait alors, lors des 8e Rencontres du Livre et de la Photographie, son regard sur le printemps mélancolique du Japon, quelques mois après le tsunami. Une œuvre sensible, grave et lumineuse, à son image.
Historienne de l’art, spécialiste du Japon, Valérie parle avec délicatesse, regarde avec attention, et écrit comme on infuse : lentement, avec attention.

Peu après cette rencontre, son Guide des thés du Japon, publié en 2011 par Félix Torres Éditeur, trouva naturellement sa place dans ma boutique. Il n’expliquait pas seulement le thé. Il en ouvrait l’horizon.

Deux ans plus tard, à peine achevé d’imprimer (le 26 juin 2013), son second ouvrage Iro – Couleurs du Japon paraissait. Et le 10 juillet, elle m’en offrait un exemplaire avec ces mots simples et profonds :
« À Christophe, quelques notes colorées du Japon… »
Ces notes flottent encore.

Aujourd’hui, dans une autre boutique, Ô Bulles Carrées, le thé revient. Par les mains de Lydia, du Thoronet, qui fait vivre, à travers Arthé, l’esprit d’une culture partagée. Une nouvelle page, dans le même livre.

Car peut-être que le thé ne nous quitte jamais vraiment.
Il infuse nos souvenirs, attend paisiblement qu’on le verse à nouveau dans la tasse des jours présents.
Et dans chaque gorgée, c’est un peu de nous-mêmes qui revient doucement.

« Buvez votre thé lentement et avec révérence,
comme s’il s’agissait de l’axe sur lequel tourne la Terre —
lentement, uniformément, sans se précipiter vers l’avenir. »

Thich Nhat Hanh